J’ai eu envie d’ouvrir le mois de mars, le «mois des femmes» (eh oui, je prends le pouvoir de le nommer ainsi !)... avec Léo Thiers-Vidal, un homme profondément engagé (lire ici), ce qu'il a écrit me semble capital, rare, sans concession. Ce livre est le fruit de son travail de thèse (doctorat de sociologie), et son projet : faire progresser l'analyse féministe des rapports femmes/hommes en y apportant sa contribution par l'étude de la position masculine vécue.
(Aujourd’hui c’est une note de texte...)
J’ai aimé sa simplicité (malgré les passages techniques, c'est une thèse), parce qu'il part du vécu, apprécié son empathie pour les femmes, sa volonté de rendre compte, de ne pas dire à notre place ce que nous ressentons mais de parler et d'analyser les paroles, les pensées et les actes des hommes.
Dans la vie, les hommes parlent peu de sexisme ou de féminisme à partir de leur propre expérience d’homme : par ex. les différences de traitement entre frère et soeur dont ils ont bénéficié, leur difficulté à supporter une ambiance misogyne (au bureau, au sport), le partage du travail domestique et gratuit...
Peut-être parce que les théories semblent plus «intéressantes» ou neutres à leurs yeux que ce quotidien où chacun est impliqué, s’implique : petit quotidien qui à grande échelle, forme un système particulièrement oppresseur des femmes...
Extraits... (j'ai mis certains passages en gras)
• (p. 12 / préface Christine Delphy) ... "et c'est cela que Thiers-Vidal va expliquer, de manière méthodique : dans quels domaines de l'étude du système de genre les femmes sont mieux armées, mais aussi dans quels domaines les hommes ont l'avantage, ou plus exactement pourraient l'avoir. Car ils sont mieux armés, dans certains domaines. Mais, curieusement, ce n'est pas là où ils pourraient le mieux réussir qu'ils choisissent de travailler; ils choisissent de parler à la place des féministes, et même à la place des femmes, qui seraient, selon P. Bourdieu, "trop aliénées par l'oppression qu'elles subissent"(...).
• (p. 14 / préface Christine Delphy) "ce qui intéresse Thiers-Vidal, ce n'est pas la position dominante des hommes dans le travail, la politique, etc. toutes choses abondamment documentées par la littérature scientifique féministe. Ce qui l'intéresse, c'est ce que font les hommes de cette position supérieure dans leurs interactions quotidiennes avec les femmes."
• (p 19) "Ce qui s'est imposé à moi, c'est que le choix d'octroyer une importance à l'expérience spécifique que constitue la production d'une thèse sur les rapports de genre, en tant qu'homme hétérosexuel blanc souhaitant contribuer à l'abolition de ces rapports, m'a amené à vivre cette production comme une expérience, un voyage - comme le mentionne le titre "De 'l'Ennemi Principal' aux principaux ennemis" avant d'être un récit désincarné a posteriori".
• (p 25) "La remise en cause de son propre pouvoir et de ses pratiques vis à vis des femmes était rapidement et facilement assimilée à de l'auto-flagellation, un manque de sens de soi, une volonté de plaire aux amies féministes, etc. Tout se passait comme si les hommes ne pouvaient pas, de façon sincère et volontaire, agir sur leur statut de privilégié afin de le transformer partiellement vers une pratique de moindre oppression, vers un autre rapport de force vis à vis des femmes. Je remarquais également qu'un discours bien différent était de rigueur lorsqu'il s'agissait non pas des rapports de genre mais du racisme ou du libéralisme économique, probablement du fait de la proximité et de l'intimité des rapports de force entre femmes et hommes, surtout hétérosexuels."
• (p 39) "Il me semble que nous retrouvons là un noeud conceptuel de toute analyse politique : quel rapport y a-t-il entre une structure sociale oppressive et des agents oppressifs ? De quelle façon ces deux éléments peuvent-ils être pensés simultanément ?"
• (p 41) "Ce sont les rapports de production, c'est à dire le fait que les femmes produisent au sein de la famille, qui créent la non-valeur, le non-paiement, la gratuité de leur travail. Autrement dit, la famille, unité de production, est le lieu d'annulation de la valeur du travail effectué par les femmes, quel qu'il soit..."
• (p 42) "exploitation domestique et dépendance personnelle vont ensemble. En tant que groupe effectivement soumis à ce rapport de production, les femmes constituent une classe. En tant que catégorie d'êtres humains destinés par naissance à entrer dans cette classe, elles constituent une caste."
• (p 44) "Dans l'analyse spontanée, non-féministe, les femmes sont, en tant que classe sociale, l'objet d'un déni de réalité : dès que la classe sociale des femmes est visée en tant que telle, elle n'existe plus, elle se dissout dans ses particularités (prostituée, mère castratrice, vieille femme, épouses incapables).
• (p 47) "L'application du féminisme matérialiste aboutit à l'identification d'intérêts collectifs opposés, ce qui est exprimé par la notion de classe de sexe, et à l'identification de pratiques masculines individuelles et collectives de perpétuation et de renforcement de ces intérêts opposés."
• (p 60) "La pornographie montre comment, pourquoi et face à qui il faut agir sexuellement et institutionnalise la suprématie mâle, comme la ségrégation raciale institutionnalise la suprématie Blanche. En tant qu'institution, elle exprime et met en acte l'idéologie de la supériorité biologique des mâles à travers l'érotisation de la domination, de la hiérarchie, de la violence et du sexisme, à tel point que la hiérarchie devient un élément nécessaire de la sexualité des mâles. 'Une fois que vous avez sexualisé l'inégalité, une fois que c'est un préalable appris et intériorisé à l'excitation et la gratification sexuelle, alors tout est possible."
• (p 89) "La lecture et l'appropriation des thèses féministes radicales exigent une vigilance permanente vis à vis de ses propres mécanismes émotionnels et intellectuels de défense des privilèges masculins.
• (p 91) "Nous [les hommes] avons l'habitude, en particulier sur le plan intellectuel, de nous considérer comme producteurs autonomes d'idées, de concepts, d'analyses 'intéressantes'; d'innover, de créer et d'être au premier plan. Le fait de ne pas s'investir sur ce plan-là, en tant qu'intellectuels, peut être une application concrète de l'abandon de certains privilèges masculins, qui oblige à prendre en compte de façon centrale les analyses d'autres, de féministes, et de travailler en fonction de ce qu'elles ont développé. (...) Cela peut sembler plus évident lorsqu'on déplace l'axe de pouvoir : penserait-on que les humains Blancs ou patrons/Bourgeois ont beaucoup de choses intéressantes à apprendre respectivement aux humains Noirs ou aux ouvriers conscientisés ? (...) Ne serait-il pas plus pertinent de combattre les analyses et pratiques dominantes en s'appuyant correctement sur le travail intellectuel effectué par les dominé-e-s et en concentrant nos efforts sur l'instauration d'un rapport de force interne au groupe social oppresseur ? L'utilisation des positions sociales privilégiées contre les dominants permettrait d'ailleurs d'effectuer un travail de sape et de division au sein même du groupe social oppresseur."
• (p 98) "Que l'oppression soit pensée comme le monopole des armes et des outils, l'exploitation du travail domestique, l'appropriation des corps ou la domestication et l'exploitation de la reproduction, elle est toujours le fruit de l'action d'un groupe social (ou ses membres) sur un autre groupe social (ou ses membres). Ce qui motive l'oppression c'est le fait de bénéficier de certains privilèges matériels rendus possibles par le travail gratuit des autres (domestique, sexuel, reproductif), ce qui augmente sensiblement sa qualité de vie et sa richesse matérielle, ainsi que son propre pouvoir, son contrôle sur la vie des autres. De ce point de vue, la socialisation de genre des humains peut être analysée, non comme un apprentissage de rôles sexuels stéréotypés plus ou moins riches ou épanouissants, mais comme l'apprentissage des techniques d'assujettissement des humains femelles aux humains mâles, et le dressage des humains femelles au travail gratuit et à la soumission aux humains mâles."
• (p 118) "Mais cette possible conscience des femmes des rapports d'oppression de genre et leur résistance conceptuelle et matérielle est rendue extrêmement difficile par les effets psychiques des rapports d'oppression, par le travail physique et mental plus important qu'elles sont obligées d'effectuer dans une société marquée par l'oppression de genre : que ce soit la double journée de travail, le travail d'élevage des enfants, le travail psychologique et conversationnel au service des hommes, tous ont un impact psychologique aliénant et handicapant pour les femmes, limitant sensiblement leur champ de pensée et d'action (Nicole-Claude Mathieu); de plus l'envahissement du conscient et de l'inconscient des femmes par leur situation objective de dépendance aux hommes et le type de structuration du moi qui en découle est un obstacle de plus dans une prise de conscience autonome et lucide de la part des femmes; de plus la mixité inégalitaire permanente qu'imposent les hommes aux femmes, l'omniprésence des hommes, crée une médiation de la conscience des femmes et rend difficile une conscience de groupe ou de classe (d'où la stratégie de non-mixité politique caractérisant le mouvement féministe radical).
• (p 146) "De leur côté les hommes savent parfaitement qu'ils dominent les femmes... et ils sont formés pour le faire. Ils n'ont pas besoin de l'énoncer constamment car l'on parle rarement de domination au sujet de ce que l'on possède déjà" (Wittig).
(...)
Il est important de mentionner qu'il n'est pas facile de recevoir l'énoncé 'les hommes savent parfaitement qu'ils dominent les femmes' - notamment le renvoi à une domination agie intentionnellement... Comment peut-on comprendre pleinement ces énoncés tandis que la majorité des hommes se vivent comme des êtres éthiques, un minimum soucieux de ne pas être/sembler injustes envers les autres ? ... Comment comprendre que des humains puissent se vivre comme ayant un sens éthique tout en étant particulièrement conscients de dominer d'autres humains ? ...
• (p 159) "Si les hommes qui adoptent une théorie anti-masculiniste désincarnée sont motivés entre autres par le fait d'améliorer leur propre bien-être à travers la lutte contre l'aliénation masculine considérée comme source de souffrance, d'isolement affectif, de communication appauvrie, ceux qui tentent d'adopter un positionnement anti-masculiniste incarné sont plutôt motivés par un désir de justice (Stoltenberg) et/ou un rejet de l'injustice. Ceci peut à son tour être alimenté par le fait d'avoir vécu personnellement - en tant que témoin affecté ou en tant que victime directe - des violences masculines domestiques ou publiques : violences paternelles, conjugales, institutionnelles, hétérosexuelles. Ce vécu personnel a permis, d'une façon ou d'une autre, que ces hommes problématisent leur identification à la masculinité comme source positive du sens de soi : la violence d'un père, la souffrance et la résistance d'une mère ou d'une soeur, la lutte féministe d'une amie ont, d'une part, rendue incomplète la rupture empathique avec les membres du groupe social opprimé et d'autre part rendu conflictuel le rapport au soi masculin et à ses pairs. Lorsque ces hommes adoptent de façon progressive une grille de lecture féministe radicale, ils peuvent réorganiser leur façon de percevoir ces vécus à l'aide d'un cadre structurel et politique. (...)
La capacité effective des femmes à transformer la réalité en imposant des rapports de force collectifs et individuels, publics et privés contre les hommes a créé et continue de créer des contextes vécus innovants pour les hommes, et ce, de l'enfance, via l'adolescence, à l'âge adulte. Ces contextes vécus incitent ces hommes à douter, à s'interroger et à chercher à comprendre ce qui auparavant semblait aller de soi, donc à chercher des grilles de lecture et d'analyse qui peuvent répondre à leurs interrogations. (...)"
... j'aurais envie d'en citer beaucoup plus mais je vous "renvoie" à l'original ;o)...
"De ‘l’Ennemi Principal’ aux principaux ennemis. Position vécue, subjectivité et conscience masculines de domination", de Léo Thiers-Vidal, éd. L’Harmattan, 374 pages, 33 euros (octobre 2010), ISBN 978-2-296-13043-2.
- Présentation du livre sur le site de l’éditeur ICI
- Préface de Christine Delphy et larges extraits du livre ICI