mardi 11 mai 2010

“Laissées pour mortes” Le lynchage des femmes de Hassi Messaoud


“Laissées pour mortes” Le lynchage des femmes de Hassi Messaoud, de Rahmouna Salah et Fatiha Maamoura. Témoignage recueilli par Nadia Kaci.

C'est une émission de France Culture, la semaine dernière (cliquer ici pour l'écouter) qui m'a décidée à acheter et lire ce livre (dévoré cette nuit) pour le soutenir.
Le livre relate bien plus que les faits de violences extrêmes à Hassi Messaoud, mais de tout ce qui a amené Rahmouna à s'éloigner de son lieu d'origine et de sa famille pour travailler à Hassi Messaoud, ville pétrolière du Sud de l'Algérie et jusque 60° à l'ombre...
C'est d'abord le récit contemporain d'une vie familiale en Algérie vu et vécu avec les yeux d'une femme.
On retrouve dans ce récit le courage extrême des mères malgré les embûches familiales ou légales que les hommes installent sur leur passage, le Code de la famille, la violence ordinaire et parfois inouïe des frères, des maris, des hommes en général. La tolérance totale de l'État pour tout ça ...

L'arrivée et l'installation à Hassi Messaoud. Puis la nuit des violences, racontée sobrement, les faits, de l'intérieur ...

Ensuite dans la 2e partie du livre : la manière dont les victimes ont tenté de survivre, tout en s'occupant de leur famille, travaillant, leur volonté d'être écoutées, d'un procès. Leur dignité bafouée à chaque fois qu'elles essuient de l'indifférence, de fausses promesses, des simulacres de justice et de procès ou carrément des menaces ... cela renforce la combativité de quelques-unes seulement car bien des survivantes ont abandonné, par honte et terreur à la fois ... mais Fatiha, Rahmouna et Nadia ont ce que j'appelle l'énergie du désespoir. Aussi j'ai "aimé" particulièrement le moment où Fatiha parce qu'elle est tellement humiliée par l'impunité et l'arrogance de ses bourreaux, se met à nu, montre ses plaies, et se dépasse elle-même. C'est l'extrait que je vous propose :

Extrait (p. 221 et suivantes)

"Le troisième procès ... Le 3 janvier 2005, à 8 heures, Fatiha, Nadia et moi [Rahmouna], nous présentions pour la 5e fois au tribunal de Biskra. (...)
L'idée de revoir une fois de plus nos tortionnaires et leurs familles, peut-être pour rien, nous angoissait plus que tout. Dans le hall du tribunal, les ordres menaçants fusaient toujours :
- Pardonnez ! Retirez vos plaintes !

Mais cette fois, nous n'étions pas seules : en 2004, Salima Tlemçani avait fait paraître dans le quotidien El Watan plusieurs articles dans lesquels elle défendait notre cause corps et âme. Dans l'un des derniers elle pointait l'inertie des associations. Grâce à elle, les choses avaient bougé. Toutes les associations féminines, la presse nationale et quelques journalistes étrangers nous épaulaient. Dans l'assemblée, nous reconnûmes également beaucoup de personnes qui étaient venues nous voir à l'auberge en 2001.

Et nous avions des avocats ! Mal préparés : ils n'avaient accès à nos dossiers volumineux que depuis 2 ou 3 jours ; mais deux d'entre eux étaient très motivés.

Les accusés étaient 6. Aucun d'eux n'a reconnu les faits. (...)

L'un de leurs avocats m'a interrogée :
- Puisque vous les reconnaissez, dites-nous ce qu'ils vous ont fait.
- Ils ont fait l'innommable, ai-je prononcé tout bas, la gorge sèche, articulant difficilement.

J'étais paralysée, la tête me tournait. Tout ce monde ! Comment leur raconter mes vêtements déchirés, mes seins et mes cuisses lacérés ? Et mes trois enfants qui connaîtraient tous ces détails !
Je ne pouvais pas répondre, c'était au dessus de mes forces. Mais l'avocat insistait, péremptoire et intransigeant :
- Dites-nous exactement ce qu'ils vous ont fait.

Le juge demanda à l'avocat de ne pas mettre les victimes dans l'embarras en leur posant des questions sur des détails sexuels.
Alors, l'avocat, de sa voix assurée, me lança :
- À votre avis, pourquoi vous ont-ils agressée ?

Sa question était une conclusion, il tourna les talons sans que je puisse répondre. Face à ces allusions [les femmes ont été accusées d'être des prostituées] et l'humiliation qu'il m'infligeait, je retins mes larmes de toutes les forces qu'il me restait.

Fatiha, lorsqu'elle fut convoquée à son tour, déclara, provocante et pleine de colère :
- Moi je vais vous dire ce qu'ils m'ont fait !

Au fur et à mesure qu'elle parlait, son corps tremblait de plus en plus. Sa voix montait, s'élevait, et c'est bientôt sa rage qui explosa à travers les mots, ses mots de violence, de torture, qu'elle prononçait sans rien épargner à l'assemblée. Son calvaire, son humiliation ; sa volonté d'entendre enfin les bourreaux avouer. Elle les fixait droit dans les yeux, elle les désignait du doigt. Elle montra ses marques de brûlures, elle incita le juge à regarder les photos, à les faire circuler dans l'assemblée, pour que chacun voie, que plus personne ne puisse se prétendre ignorant ou innocent.

- Désormais, Monsieur le Juge, je ne vis plus. Mon mari est un homme bon mais j'ai demandé le divorce parce que l'idée qu'un homme me touche me dégoûte." (fin de l'extrait)

Ce qui m'a motivée pour en parler c'est que depuis cette nuit de lynchage en juillet 2001, les faits de violences à l'égard des femmes continuent dans l'impunité et l'indifférence ... avec des pics de violence, dont récemment ... les médias commencent à se faire l'écho, timidement, peut être aussi parce que ce livre relaie l'info et que les femmes se mobilisent pour passer le message ...

Pour en savoir plus :

>>> un article de
Caroline Fourest paru récemment dans Le Monde "Hassi Messaoud cité du viol" à lire ICI
>>> un article signé Salima Tlemçani qui a défendu de longue date la cause des femmes de Hassi Messaoud et présente le livre dans El Watan à lire ICI
>>> et un BLOG à visiter absolument dédié au sujet et très bien actualisé ... puisqu'il parle de la manif de Paris du 1er mai avec photo et vidéo ... ainsi que du rassemblement hier à Paris devant l'Ambassade d'Algérie ... http://hassi-messaoud.over-blog.com/

“Laissées pour mortes” Le lynchage des femmes de Hassi Messaoud, de Rahmouna Salah et Fatiha Maamoura. Témoignage recueilli par Nadia Kaci. éd. Max Milo, 250 pages, 18 euros. Site de l'éditeur ICI